Andreas Fogarasi

Interview Luisa Espino,


Dardo magazine 26, décembre 2014 - mai 2015



LUISA ESPINO
Tu prêtes une attention spéciale au rôle que l'architecture joue dans la marchandisation de l'image des villes, avec par exemple, la construction d'édifices emblématiques. Comment décrirais-tu cette critique institutionnelle que l'on remarque dans ton travail ?

ANDREAS FOGARASI
Une partie de mon oeuvre prend ses racines dans la critique institutionnelle. Lorsque j'ai commencé ma carrière dans les années 1990 - alors que j'étais encore en étude mais déjà conscient de ce qui se passait - un groupe d'artistes a eu une grande influence sur moi, tant la génération de Andrea Fraser, Christian Philipp Müller, Fareed Armaly, Mark Dion ou Renée Green (qui était mon professeur à l'Académie de Vienne), que la génération antérieure, avec des noms comme Allan Sekula ou Martha Rosler. Ce sont tous des artistes qui pratiquaient la critique politique, et c'est en partie de là que je viens.
Cependant, je ne me réfère pas dans mon travail à une institution artistique de façon précise. Il est vrai que la logique du monde de l'art s'est convertie d'une certaine manière à la logique d'autres systèmes plus importants - un processus que l'on pourrait appeler la « culturalisation » de l'économie.
Dans de nombreux projets, je fais des recherches sur l'influence que les musées, les galeries, les artistes, etc, exercent, dans le développement urbanistique. Quel est le rôle de l'architecture, où finissent les projets une fois sortie de la table de dessin de l'architecte, dans quel contexte, dans quelle société ?... Comment un musée d'art peut fonctionner lorsqu'il est placé de manière arbitraire à Londres, New York, ou Abu Dhabi.  C'est peut être quelque chose qui ne se différencie pas beaucoup de ce que fait Louise Lawler quand il regarde le contexte dans lequel les oeuvres d'art finissent.

LUISA ESPINO
Dans Barcelona Sights (Architecture), tu parles de la médiatisation de l'architecture, d'édifices-icônes convertis en petits points sur une carte, utilisés comme attraction touristique et source de revenus.

ANDREAS FOGARASI
Oui, complètement, pour attirer le tourisme, pour attirer l'attention des médias, des investisseurs, pour la communication extérieure et aussi celle avec les habitants. De plus, on rencontre d'autres phénomènes comme les Capitales Européennes de la Culture, grands projets d'infrastructures étiquetées « culture », seulement parce que des musées sont construits, quasiment toujours pensés uniquement pour ce moment ponctuel et qui, dans les années qui suivent, se retrouvent sans aucun budget pour des initiatives alternatives de moindre échelle. C'est très important pour les villes et parfois aussi pour la scène culturelle. L'été dernier, je suis allé en Roumanie et toutes les villes par lesquelles je suis passées postulaient ou ont déjà postulé au titre de  Capitale Culturelle. La culture est toujours perçue de façon positive. Beaucoup de ville en Europe et au-delà sont des villes post-industrielles et doivent se réinventer et il paraît qu'il n'y a pas beaucoup d'option possible : la ville de la culture, la ville du savoir, du sport, de la technologie, de la mode, de loisir : toutes ces appellations sont de nouvelles identités sur lesquelles il n'est pas très compliqué de communiquer. Moi je me focalise sur le rôle de l'institution culturelle dans tout ce mécanisme.

LUISA ESPINO
Les villes construisent-elles leurs images sur des modèles très différents ?
Ce thème, tu l'as à peine effleuré concernant Vienne, ta ville.

ANDREAS FOGARASI
Je crois concrètement que cela est un processus très globalisé. Il s'agit toujours des cinq mêmes architectes, une femme en plus. Tous veulent compter. Tous cherchent à faire une oeuvre iconique d'architecture. En ce qui concerne Vienne, tout change lentement ici. Cette ville est un scénario idéal pour voir les transformations au ralenti.

LUISA ESPINO
Comment préfères-tu que l'on qualifie tes oeuvres : comme des installations, des sculptures, des architectures ...?

ANDREAS FOGARASI
Il y a deux aspects inséparables dans mon oeuvre qui s'entrechoquent parfois : le documentaire et le sculptural. Le premier est assez évident : je fais des recherches sur des thèmes que je présente dans un second temps. Je donne de l'information. Je communique. Le second aspect, le sculptural, a beaucoup de présence, il est très architectonique et normalement, les matériaux et les techniques que j'utilise ne viennent pas de la sculpture classique. D'une certaine façon, j'aime aussi penser la sculpture comme une pratique documentaire. J'essaie de faire des objets hybrides qui combinent l'information visuelle et formelle, qui sont reliés à d'autres choses. Parfois, cela est évident, parfois, ces liens sont cachés.
J'utilise beaucoup le format du display pour montrer l'information. Dans l'oeuvre Süden, une des premières que j'ai faite, cet aspect sculptural se convertissait en quelque chose de plus autonome. Cette oeuvre incluait un objet qui ne comportait aucun type information, qui était seulement un objet, un signal, un panneau publicitaire. Ces comptoirs sont habituellement fait en métal ou en bois peint, mais moi je l'ai fait en contreplaqué brut, comme si c'était une maquette grandeur nature mais qui en même temps ne représentait rien. Quelques années plus tard, en 2008, j'ai fait le même objet en pierre pour une exposition à Bordeaux. C'était une pierre très lourde et solide en grès, à l'identique de presque tous les bâtiments de cette ville.  
Les superficies et les matériaux m'ont toujours intéressé. Par exemple, dans la série de vidéos, Kultur und Freizeit, que j'ai présentées en 2007 à la Biennale de Venise, entre différentes prises de vues grand angle d'espaces,  de contextes urbains, et d'informations documentaires, la caméra s'arrêtait sur des détails comme un mur, une façade ou faisant un zoom sur une surface.

LUISA ESPINO
Pouvons nous donc parler de deux axes de travail : le premier sur l'image de la ville, le deuxième - plus minimaliste - sur les matériaux, le dessin, les structures ... ?

ANDREAS FOGARASI
Je crois que ces deux axes sont inséparables. Je crois que l'aspect documentaire de mon travail se structure en général d'une façon très formelle et que les objets sont très documentaires en soi.

LUISA ESPINO
La connexion serait donc entre le documentaire et l'architectonique.

ANDREAS FOGARASI
Oui. Les petits dispositifs cinématographiques que j'ai fait pour Kultur und Frizet sont aussi des sculptures. Ils parlent de l'intérieur et de l'extérieur. Il ont une partie frontale et une autre partie arrière, il y a un côté sur lequel il y a la projection vidéo et sur l'autre - celui de l'objet recouvert de bois contreplaqué noir - on dirait un objet minimaliste qui flotte dans l'espace. Il y a aussi une partie à l'arrière d'où l'on peut voir l'ensemble de la structure, comme un backstage. Enfin, toutes ces matérialités renforcent l'aspect théâtral de l'installation qui fait écho aux espaces qui apparaissent dans les vidéos.

LUISA ESPINO
Dans cette oeuvre dont tu parlais, comme dans beaucoup d'autres, tu laisses un pan de la sculpture non travaillé. Par exemple, dans les Etoiles, exposées il y a peu à la galerie Georg Kargl, tu combines des surfaces de miroir avec du bois contreplaqué visible derrière.

ANDREAS FOGARASI
Ce qu'il y derrière les choses m'intéresse beaucoup. Par exemple, si tu regardes avec attention les murs de marbre que j'ai exposé au Musée Reina Sofia, ou dans d'autres de mes travaux antérieurs, le marbre que j'utilise est un matériau très architectonique. Ce n'est pas seulement un bloc solide, taillé, mais un panneau de 2cm d'épaisseur, comme celui que l'on utilise normalement pour couvrir des façades, des cuisines ou des salles de bain, qui a une partie frontal bien polie et une partie arrière brute. Quand on tourne autour de ces oeuvres, il est clair que la partie arrière, qui a pour moi la même importance que celle de devant, est la surface la plus polie sur laquelle j'appose habituellement des photographies.

LUISA ESPINO
Parlons un peu de ton processus photographique. Tu fais des photographies à Vienne ou uniquement quand tu voyages ?

ANDREAS FOGARASI
Surtout quand je voyage.

LUISA ESPINO
Etant donné que avant de voyager tu étudies bien les architectures de ta destination et tu en planifies la visite, sais-tu d'avance ce que tu vas photographier ?

ANDREAS FOGARASI
C'est habituellement des édifices que je connais bien, des icônes de l'architecture que j'ai vu reproduites dans beaucoup d'images. J'étudie les détails mais aussi comment ces bâtiments sont connectés à leur environnement. Je n'ai rien à dire, seulement quelque chose à montrer et je le fais en choisissant le point de vue et le cadrage. J'aime avoir près de moi un guide d'architecture quand je vais dans une ville nouvelle et visiter des bâtiments très précis que je photographie, presque comme un hobby car par la suite je n'utilise pas la majorité des images. Souvent, je tombe sur quelque chose auquel je n'avais pas pensé initialement, parfois des structures éphémères. Mais je n'ai pas de formation en photographie, normalement, je ne prends pas avec moi un équipement important. Je fais presque toujours les clichés avec un petit appareil, et parfois, ceux dont j'ai besoin sont les pires, ceux qui sont quasiment floues.

LUISA ESPINO
Le bois, la pierre, le marbre, le miroir sont les matériaux avec lesquels tu as beaucoup travaillé. Au musée Reina Sofia tu as établi un dialogue entre les oeuvres et les salles du musée. Dans tes dernières oeuvres tu utilises le miroir, ce qui t'as permis de jouer plus avec les formes et les reflets. As-tu un matériau favori ?

ANDREAS FOGARASI
Le matériau le plus basique, c'est le bois. C'est le moins cher et le plus facile à manipuler, je l'utilise toujours pour faire les maquettes. Dans des oeuvres comme Süden, par exemple, c'est assez clair. Pour préparer cette oeuvre, je suis allé au Mondial de l'Automobile, le salon à Paris, et j'y ai fait des centaines de photographies des displays, des matériaux, des écrans, et de la façon dont tout cela est présenté au public. En 2008, je ne sais pas exactement pourquoi, j'ai commencé à utiliser le marbre. La première fois que j'y ai pensé c'était en 2006 lorsque j'étais en train de travaillé sur Kultur und Freizeit.
Il me paraissait qu'un objet comme celui-ci (il désigne une pièce rhomboïde de marbre) pouvait très bien être placé près de la vidéo, à cause de sa forme abstraite liée au langage formel de certains bâtiments et parce qu'il était un hybride entre un monument et une enseigne commerciale.
Le marbre est un matériau que l'on associe beaucoup, sans le vouloir, au pouvoir, à la richesse, à la monumentalité. Il y a peu de temps, j'écoutais l'interview d'un photographe de l'agence Magnum, Thomas Hoepker, dans lequel il disait qu'une bonne photographie, c'est comme couper un morceau du monde. Pour moi, le marbre, c'est exactement cela : tu coupes un morceau du monde et sa surface documente les processus géologiques qui l'ont créé. Au final, ce matériau est à la mode mais lorsque j'ai commencé à travailler avec - il n'y a pas si longtemps - c'était un matériau qu'un artiste conceptuel contemporain n'aurait jamais utilisé, et cela m'intéresse beaucoup.

LUISA ESPINO
Et le cuivre ?

ANDREAS FOGARASI
J'ai commencé à l'utiliser il n'y a pas longtemps dans un projet que je suis en train de réaliser pour l'espace public : trois couverts pour les escaliers qui amènent à un garage souterrain à Vienne. Les formes aérodynamiques sont similaires à celles des stations essence des années 1950 et 1960, une époque où les voitures étaient un signe distinctif. De plus, ce matériau nous le retrouvons dans de nombreux toits dans le centre historique de Vienne. Il est très intéressant dans son évolution dans le temps. L'aspect rougeâtre et brillant ne dure pas longtemps, il devient ensuite marron, reste ainsi quelque temps et finit, 50 ans plus tard, par devenir vert. C'est esthétique mais pas luxueux et c'est très organique comme matériau.

LUISA ESPINO
Les formes sont-elles aussi importantes que les matériaux dans ton travail ?

ANDREAS FOGARASI
D'une certaine façon je suis un artiste formaliste et au fond, je crois que je suis un minimaliste. Par exemple dans les vidéos de Public Brands, dans lesquelles je travaille avec les logos des villes et des régions, une des petites manipulations que je fais - au delà de les sélectionner et les mettre par ordre alphabétique - consiste à les convertir en noir et blanc. L'iconographie du logo m'intéressait beaucoup plus que ses couleurs et de plus je les trouve beaucoup plus esthétiques ainsi. Il me paraît normal de transformer les choses pour me recentrer sur les aspects qui m'intéressent le plus.

LUISA ESPINO
Avec quelle technique te sens-tu le plus à l'aise ?

ANDREAS FOGARASI
Quand je travaille la vidéo, je fais tout moi-même : la recherche, le film, l'édition, etc, et je profite énormément de cette liberté. De plus, je n'ai pas à beaucoup planifier en amont et c'est très émouvant : je prends la caméra et j'observe ce qui se passe devant l'objectif. Par exemple, la vidéo Constructing/Dismantling que j'ai enregistrée à Saint-Jacques-de-Compostelle et qui montre le démontage et la reconversion d'une foire en un parc, a été une expérience magique. Vient ensuite le processus d'édition qui est plus difficile et prend plus de temps.

LUISA ESPINO
Par conséquent, la vidéo est le médium qui te laisse le plus de place pour la spontanéité, mais tu nous révèles aussi que tu es très soigneux dans la présentation et tu en arrives toujours à des dispositifs architectoniques.

ANDREAS FOGARASI
Dans toutes mes oeuvres - aussi bien dans les sculptures que dans les photographies - je suis très précis dans les dimensions et la distribution dans l'espace. Il se passe la même chose dans mes vidéos, elles ont des mesures et des dispositions techniques très précises. C'est pour cela que je ne les envoie jamais à des festivals de cinéma. Pour moi, dans les vidéos, l'important ce n'est pas le facteur temps mais le facteur espace.