Love Theory in Suspension
Le problème de l'équilibre, plus qu'une question de pesanteur, concerne la balance. Relative au poids et à l'égalité, la balance pourrait être cette sorte de collusion souple des forces et des attentes éprouvées par frottement, heurt ou sentiment lors de toute rencontre. Ce qui est Between you and me (2008) n'est pas que le reflet d'un spectateur incapable d'atteindre cet autre côté du miroir, représentation et objet de la représentation empêchés par un reflet de soi - ego - dans le miroir sans fond d'un écran transparent en plexiglas noir. C'est avant tout ce rapport de forces, jeu d'échanges et de balances qui structure toute organisation et toute relation.
Aussi formulons l'hypothèse que les sculptures de Charles Mason sont pour la plupart des compositions émancipées du formalisme et chargées d'une poétique de l'affect. Car si l'on porte à ces objets des sentiments et psychologies ils deviennent l'image d'un groupe ou d'une position, solidaire et indissociable, indissociable car solidaire, disons-le, une organisation sociétale et un espace relationnel. La balance y est en ce sens la condition sine qua non à un équilibre basé sur les notions de poids et contrepoids, de rivalité et de négociations, de regard, de tensions et flexions, d'échanges équivalents et solidaires.
Le dernier ensemble des sculptures de Charles Mason est constitué de structures fixes qui ont tout à voir avec la balance. Systèmes squelettiques et musculaires basés sur l'organisation et l'équilibre stricte de trois parties, elles sont des architectures-mondes et des numéros d'équilibriste, où un écran noir, brillant et translucide prend appui sur des membres en métal donnant le change à 'une chose' serpentine de béton, recouverte totalement ou pour partie d'écailles de porcelaine. Elles répondent physiquement aux problématiques de l'équilibre, de l'apesanteur, de la solidarité. Chics, de posture esthétique, elles sont aussi la rencontre par effleurement et collages d'antinomies texturelles : le métal joue contre l'effet miroir du plexiglas, jouant contre le béton, jouant contre la mosaïque. Les points d'accroche sont solides, scellés car si l'un glisse c'est l'édifice tout entier qui s'écrase. De là vient sans doutes "l'anxiété", qualificatif que Charles Mason a donné comme titre à deux de ses expositions en 2009 et 2010. En ce sens Crutch (2010) est un dossier de chaise, légèrement augmenté, moulé en bronze et poli, prenant appui sur le coin d'un mur donnant ainsi l'image d'un objet de l'assise étrange, disproportionné et amputé, inutilisable. Surévalué mais aussitôt mis au rencard, l'objet est la proscription d'une forme malade, inquiète et isolée - à la différence des autres, figées dans leurs propres systèmes combinatoire. Mais rien de grave.
Dans l'Angleterre du 18eme siècle un terme nouveau apparut dont le sens a aujourd'hui sensiblement bougé, affilié par son sens esthétique à la posture Camp que formalisa Sontag en 1964 : « Bathos » ou l'idée esthétique d'une chute du sublime au ridicule. A l'origine cela s'exprime par l'humour issu de la combinaison, d'apparence hasardeuse, d'antinomies. Teinté d'un esprit parodique et politique, utilisé pour attaquer la mauvaise prose comme la stupidité par Alexander Pope dans son essai Peri Bathous, Or the Art of Sinking in Poetry (1727), le Bathos se distingue par l'enveloppe de ridicule qui recouvre ses objets. Utilisé pour qualifier quelque chose de si pathétique qu'il en devient drôle, le sérieux qui habite les productions Bathos est "a seriouness that fails".
Tel est le mal qui touche Crutch. Car, le dossier de chaise, qui d'ordinaire supporte son utilisateur, est ici reclus dans un coin de la salle d'exposition et il ne peut désormais tenir que grâce à l'appui d'un tiers, le mur : situation gênante pour quelque chose qui ressemble à une béquille. Dans Dummy (2009) aussi, "la chose" informe, en station devant son propre reflet, à la verticale, en dehors d'être maintenue debout grâce à un rapport de force parfaitement égal, demeure une structure narcissique : en représentation ou stupéfaite de sa propre image, dans une posture d'élégance mais aussi en équilibre. Elle pourrait être une architecture allégorique de la relation amoureuse ou la figure du dandy qui plaçait un miroir devant son lit pour avoir le plaisir, raconte-t-on, de se regarder dormir. Effet optique dans la déambulation, Backsliding (2010), déployée en quatre panneaux, est un paravent ne dissimulant rien, montrant tout et plus encore par l'effet kaléidoscopique des jeux de reflets. Deux "choses" jumelles en vis-à-vis s'y mirent - lorsque le corps du spectateur n'interfère pas. Elles sont comme Rita Hayworth et Orson Welles dans le corridor de glaces de La dame de Shanghai. "La chose" et son spectateur sont des créatures prises au piège, habitant un univers d'images et de formes et de reflets à la limite de l'onirisme.
" Camp taste doesn't, écrit Susan Sontag,propose that it is in bad taste to be serious; it doesn't sneer at someone who succeeds in being seriously dramatic. What it does is to find the success in certain passionate failures." Le jeu sur des équilibres improbables d'une dignité presque comique, souvent absurdes, teintés d'humour et d'ironie, et cette "chose" féminine informe apprêtée comme pour sortir en boîte un samedi soir, pendue, étalée ou en station devant son propre reflet, accrochée dans des positions des plus hasardeuses telle une acrobate aérienne (celle qui dans le cirque danse en lévitation suspendue à un foulard immense) produit un ensemble sculpturale au croisement du formalisme, de l'architecture et du cabaret.
Marie Canet