Le tragique et l'angoisse
Le tragique de l'existence a toujours été au centre du travail de Vincent Gicquel. Ses dernières toiles ne dérogent pas à la règle, mais au contraire radicalisent le propos. Si les personnages de ses toiles plus anciennes évoluaient dans des espaces diffractés, aux plans entrecroisés malmenant savamment la perspective, et pouvaient évoquer le travail d'un Neo Rauch par exemple, les « bonhommes » de ses dernières peintures semblent posés contre une surface bouchée, un mur de peinture sans profondeur, et rien derrière. Brouillard infini de la couleur, comme une coulée asphyxiante, terne et écrasante. Ce qui se donne comme un « ciel » dans Hydre par exemple vient couper en deux le tableau, et interrompre le mouvement d'une forme circulaire sur la gauche de l'image ; et derrière le personnage qui se tient sur la droite, le ciel s'avance trop près. Ce n'est plus un ciel, c'est un voile, qui s'abaisse, lentement sur la surface de la terre. Les coulures, bavures et autres « ratés » intentionnels, présents dans presque toutes les toiles, affirment ainsi la matérialité de la peinture et la planéité de la surface, et viennent ainsi déjouer la représentativité des figures. On est ainsi dans un espace saturé, où la matière coule de partout, s'avance et recouvre la surface des choses. Grande coulure colorée de l'être, écrasant tout dans son silence. Et tout est immobile, tout est muet, même les personnages en pleine action semblent pétrifiés. Si, dans les toiles plus anciennes, l'absurdité de l'existence était mise en scène sous la forme d'une série de tâches mystérieuses à accomplir, on voit ici des figures désoeuvrées - allégoriques mais de quoi ? - errant dans des espaces sans fin, d'où est exclue toute profondeur, toute respiration. Le ciel, même bleu et parsemé de petits nuages blancs comme des agneaux, emprisonne toujours ces figures dans le cercle étroit de l'horizon. On ne sait, par exemple, si, dans la toile Sans titre, le personnage panique, tout de vert vêtu, fuit (quoi ? qui ?) ou s'il poursuit (idem), mais cela n'a pas d'importance : on tournera toujours en rond, il n'y aura pas de sortie possible, rien derrière l?horizon. Aucun obstacle ne ralentira la course : le monde est vide, pure étendue dans laquelle il n'y a jamais rien eu. Quelques rares éléments de végétation tentent des feuilles ou des branchages, mais ressemblent plus à quelque formation minérale sans vie, qu'à un être organique qui pourrait se développer. Dans certaines toiles on a l'impression que des personnages ont pour fonction de venir contrôler que rien ne bouge, qu'aucune forme de vie ne pourrait se développer : ainsi du personnage à l'épée de la toile intitulée Hydre ou de celui d'Incontinence, portant une sorte de cape comme un cardinal, au regard mort et pourtant libidineux. Même le personnage presque angélique de Poids n'arrive pas à décoller, à affirmer la légèreté de la vie et de l'existence.
La libération des corps
Et sans doute l'apparition de ce personnage, en position de domination par rapport au personnage dénudé, dans la toile qui donne son titre à cette exposition, doit attirer notre attention, dans la mesure où il semble ici que soit à l'oeuvre un travail de libération des corps. Si les personnages de Gicquel se débattaient avec la matière, ici ils semblent au contraire assumer pleinement leur matérialité, leur corporéité. Les corps sont souvent nus, les personnages simplement présents, au milieu de la vie, et ne cherchent même plus à s'y débattre, ils vivent. Et l?apparition d?animaux, en relation avec ces figures anthropomorphes, est sans doute de ce point de vue significative : l'animal est nu, mais ne le sait pas. L'animal est l'être pour qui le problème de l'existence ne se pose pas ? l'être ne fait pas problème pour lui. Il est, pour reprendre une expression d'Heidegger, « pauvre en monde »[1] : il ne reconfigure pas son monde, par le biais du langage notamment - et c'est ici une chance, la mauvaise conscience et la haine de l'existence ne faisant pas partie des possibilités de son monde. « Incontinence » signifie d'abord « incapacité à réfréner ses désirs », au sens sexuel du terme, le sens « urologique » du terme n'étant que dérivé. Et c'est ici bien d?incontinence sexuelle dont il s'agit, non pas pour la déplorer ou la fustiger, mais pour la célébrer : le corps est avant tout puissance vitale qui s'exprime aussi - et éminemment - dans l'acte sexuel, qui produit la vie, qui la fait circuler à travers les êtres et le temps. C'est pourquoi, dans les toiles exposées ici, les puissances du corps sont explicitement montrées, les personnages exhibant presque tous un phallus surdimensionné, souvent d'une couleur différente de celle du reste du corps.Les fluidescorporels s'écoulent, s'épanchent, circulent : comme de la peinture. Les corps assument enfin leur potentiel séminal, et dans ces espaces désolés, c'est la possibilité d'une vie libérée des carcans moraux pesant sur le sexe, notamment, qui apparait. Tout semble ainsi devenir sexuel. Même le Volcan devient un phallus éjaculant une fumée séminale, que l'oiseau becquète comme une nourriture précieuse. Les branches d'arbres de la Fontaine font écho aux phallus des personnages, et les doigts crochus de l'Ego ressemblent à des appendices sexuels d?un nouveau genre. Mais le sexe n'est pas la génitalité. Il apparait ici comme la puissance séminale et générative de la nature, la capacité de l'homme à créer des mondes[2]. Ce dernier n'est plus cette bête technicisée que le monde moderne, comme dispositif (Gestell), a produit[3]. Il réapprend à vivre innocemment, c'est-à-dire, en assumant et en jouissant des puissances du corps. C'est sans doute cela, une des tâches premières de l'artiste.
Peindre comme un enfant.
Et cela prend du temps. C'est un long travail que celui qui consiste à observer le monde avec un regard neuf, innocent. Innocence conquise et construite, plutôt que retrouvée. Picasso aurait dit : « Quand j'étais enfant, je dessinais comme Raphaël. Il m'a fallu toute ma vie pour savoir dessiner comme un enfant ». Ce dernier n'a pas de schèmes interprétatifs de la réalité, autres que ceux qui structurent naturellement sa perception ; l'éducation est ce processus par lequel on lui inculque ce qui lui permettra de - ou le forcera de, comme on voudra - comprendre le monde de la même manière que ceux qui l'entourent. Retrouver cette innocence, c'est retourner - ce qui est impossible - à cet état d'avant la formation des schèmes interprétatifs, c'est percevoir le monde en-dehors des catégorisations et des cadres qui en structurent l'appréhension dans la vie quotidienne[4]. Peindre comme un enfant, c'est donc vivre comme un enfant, vivre avant l'invention du bien et du mal, avant la moralisation des choses. C'est vivre par-delà bien est mal, car nous ne pouvons pas revenir avant : nous devons les dépasser, postuler nos propres catégories morales. Sans doute faut-il en passer, avant par un usage féroce de l'humour, même le plus potache - et les toiles de Gicquel le montrent assez. Peindre comme un enfant, c'est créer des mondes, poser de nouvelles valeurs, de nouvelles évaluations morales, inédites et infondées, affirmer des interprétations de la réalité, sachant qu'aucune ne lui est adéquate, que ce ne sont que des filets jetés sur le chaos absurde de l'être, pour tenter d'en rapporter, luisantes comme des poissons, des formes de vie plus intenses.
Guillaume Condello
[1] Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude., (1929-1930), NRF-Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie.
[2] Nietzsche dit quelque part qu'avoir des enfants devrait être un droit limité : signe de la responsabilité du créateur face à sa créature et au monde qu'elle lui livre.
[3] Cf. Heidegger, La question de la technique, (1954), in Essais et conférences, Galllimard, coll. TEL.
[4] Cf. L'analyse que livre Goffman de ces cadres (Les cadres de l?expérience, Minuit, coll. Le sens commun).