Au début des années 50, alors qu'il vit à Paris, Robert Breer produit une peinture héritière de l'abstraction géométrique. Fortement influencé par le Néoplasticisme définit par Mondrian ou Théo Van Doesburg, il participe aux cotés de Pol Bury, Tinguely ou Soto à l'exposition Le Mouvement co-programmée par Denise René et Victor Vasarely. Cependant, sans fusionner avec les ambitions de l'art cinétique, alors même que le rigorisme plastique empreint de pureté formelle est déjà remis en cause par la néo-avant-garde portée par Pier Manzoni, Tinguely ou Yves Klein, Breer s'échappe : la ligne prend des coups, la couleur se dissout, le film surmonte la peinture. Le plan est une surface élastique sur laquelle les formes se meuvent et sont en fuite.
La déviance prend la forme de déplacement : de la géométrie vers une esthétique de la glisse. L'échappée est un dépassement des spécificités des médiums comme le montre le premier groupe de films Forms Phases I, II et IV (1952).
« D'emblée, explique Laura Hoptman, Breer, versé dans l'excentricité, s'est érigé contre l'effort de rationalité que l'abstraction néoplasique cherchait à imposer au coeur du chaos. Il construisit ses compositions des années 1950 autour de formes qui semblaient s'entrechoquer plutôt que s'harmoniser entre elles.» Les angles sont arrondis, les arrêtes adoucies, les lignes légèrement incurvées. « La sévérité, la précision optique, l'irréductible quiddité des représentations de Max Bill, Ellsworth Kelly, François Morellet et Victor Vasarely, qui exposaient tous à Paris à cette époque, sont autant de caractéristiques absentes des toiles de Breer, lesquelles ne sont ni statiques, ni dynamique, mais relèvent plutôt d'une sorte d'esthétique du mouvement arrêté.» .
Utilisant une vieille Bolex 16mm, Breer tourne Form Phases à partir de collages et de peintures. Dans une interview accordée à Yann Beauvais il revient sur le processus. A cette époque, dit-il, il lui semblait étrange de produire une à une et chaque semaine des peintures dites « absolues ». Pour comprendre le processus qui menait de la toile vierge à l'absolu pictural et terminal, il avait dessiné sur transparents l'évolution plastique du projet, les faisant défiler comme on le ferait d'un flip book. Il expérimente ainsi pour la première fois le phénomène de perception rétinienne sur lequel repose le cinéma d'animation. Il filme l'ensemble image par image en y injectant, contre les préceptes néo-plastiques, cassures et incohérences. Peinture mouvante aux formes plastiques mutantes, l'écran est transformé en canevas sur lequel la peinture déborde le cadre de son propre support. Or avant même le cinéma, le cinéma était déjà là. Car au lieu de considérer le résultat comme l'image terminal, refusant même l'issue et y préférant l'évaporation, Breer choisit le déploiement non seulement de la peinture sur le ruban filmique mais aussi son extension et son ouverture phénoménologique.
Lors d'une interview réalisée à l'époque de Pat's Birthday en 1962, sorte de home-movie réalisé en collaboration avec Claes Oldenburg et filmé à l'occasion de l'anniversaire de Pat sa femme, Breer a expliqué que son film était construit sur la notion « d'équivalence » soit « un avion biplan égale un hot-dog ou un cuirassé égale une tourte égale un chapeau égale une crème glacée égale un bateau à voiles égale un pantalon sur un cintre égale un Christ en Croix égale un hamburger » Etc. "L'un engendre l'autre» est non seulement le calembour visuel qui permit à Méliès de transformer un omnibus en un corbillard mais c'est aussi cette esthétique du déplacement qui dans Form Phases IV est transformation d'une forme à mesure qu'une autre apparaît.
L'intérêt croisé de Breer pour le mouvement d'abord et pour le cinéma en conséquence se manifeste dans les différents objets pré-cinématographiques qu'il revisita au milieu des années 60. Les jeux optiques Now You See it (thaumatrope - 1996) ou Homage to John Cage (mutoscope -1963) s'animent avec le mouvement. Or animer c'est rendre vie par le flux.
Cependant l'intérêt de Breer pour le mouvement porte d'avantage sur la saccade ou la lenteur, la discontinuité ou le hasard, que sur la fluidité. Les formes émergent, s'engendrent les unes les autres par collage et raccord plastique. Elles subissent en le générant le moment de leurs irruptions et de leurs disparitions. Le mouvement est un outil à fabriquer des blagues et de la stupeur, le cinéma une machine à produire des métamorphoses.
Les Rugs de Breer sont des sculptures informes et rampantes recouvertes de plastique et activées par des moteurs. Les Floats sont des sculptures minimales et cinétiques, présentées pour la première fois à Osaka avec E.A.T (Experiments in Art & Technology) en 1970. Selon un même principe elles glissent lentement en silence, de façon aléatoire. En activité ces objets animés poursuivent au sol l'intention du film, il s'agit d'un déploiement graphique et temporel du tableau, cette fois couché. Les formes sont en mouvement, les trajectoires aléatoires, la surface s'évapore en se distendant, le plan est repensé dans une perspective temporelle. Au lieu d'exploiter le rythme cinématographique et les mécaniques de déplacements en connivence avec les notions de déroulé ou de fluidité, Breer, contre l'illusion, crée des systèmes dysfonctionnant par le montage très ou trop rapide de ses films, par les trajectoires hasardeuses ultra-lentes de ses sculptures. Or au lieu de considérer le mouvement et les trajectoires à l'aune de la géométrie et de la vitesse ne doit-on pas, avec lui, revoir les habituelles modalités du continuum visuel et ré-envisager, ainsi, le lien entre l'art (le cinéma) et la vie ?
Héritier du Dadaïsme, artiste protéiforme et prolifique, Breer introduit le cinéma dans le collage et la mécanique dans la sculpture, insuffle dans ses formes la vie et l'accident, leur offre leur propre autonomie. Robert Breer est né en 1926 aux Etats-Unis. Sculpteur, cinéaste, dessinateur et peintre, il vit et travaille actuellement près de New-York.
M.C
Avec l?aimable collaboration de la galerie GB Agency
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