Jean-Alain Corre

Entretien de Franck Balland et Jean-Alain Corre, Hors d'oeuvre.


 


Franck Balland : Quand Johnny est-il apparu dans ton travail et qu'est-ce qui a motivé sa création ?



Jean-Alain Corre : La première fois que j'ai eu recours à Johnny, c'était en 2006. Johnny était le personnage principal d'un texte que j'avais écrit et qui s'intitulait « Johnny à l'usine ». Je racontais une expérience de travail que j'avais personnellement vécue, alors que je faisais de l'intérim et que j'avais passé des journées entières à caresser des lardons pour les faire tenir dans des barquettes. Je n'avais pas envie d'employer la première personne et j'ai choisi ce prénom, qui me semblait plutôt lambda, pour parler de mon expérience.
Trois ans après, j'ai construit une machine en rapport avec ce texte, une sculpture projetant de la lessive intitulée Generatorscape, que j'ai installée chez Néon, à Lyon, en 2009. Il y a des écarts entre le récit et l'objet, mais la matière abstraite de l'histoire, tout ce rapport au lieu de production était évident. Dès ce moment là, Johnny a fait office d'intermédiaire entre moi et l'oeuvre. Comme on demande régulièrement aux artistes de parler de leur travail, Johnny est aussi rapidement devenu une solution me permettant d'expliciter certaines choses, notamment par ces petits textes que j'ai continué à écrire.
Finalement, ce qui n'était qu'une solution a fini par prendre de l'épaisseur, et maintenant Johnny fait entièrement partie de mon travail.



FB : Tu parles d'un prénom lambda, mais Johnny est un prénom importé, et peut en cela faire écho à certaines caractéristiques de tes pièces, dans lesquelles on rencontre également des éléments culturels importés.



J-AC : Johnny mélange les cultures françaises et américaines. Comme Johnny Halliday si on veut, qui a importé des chansons des États-Unis et les a simplement traduites. Johnny m'a permis d'établir un univers de référence, et de venir relier mes pièces à cet univers qui est principalement nourri par mes expériences, par les films que je vois, ou certaines sitcoms qui ont accompagnées mon adolescence.



FB : Peux-tu dire comment s'organise le travail d'écriture des différents épisodes de Johnny et quel statut tu accordes à ces textes, ou bribes de textes, parfois visibles dans tes expositions ?



J-AC : Il n'y a pas de systématisme dans l'écriture des épisodes. Certains textes sont venus avant les pièces, et d'autres après. Je ne souhaite pas faire de leur écriture un principe. Par ailleurs, ce n'est pas un élément auquel il est nécessaire de se raccrocher pour saisir mon travail. Je disperse les signes de son univers en espérant que quelque chose puisse se passer sans explication. Je présente souvent Johnny comme un personnage sans scénario parce que ses apparitions ne constituent pas une histoire ; il erre simplement au coeur d'un univers dans lequel je viens piocher.



FB : Comment définirais-tu son rôle ?



J-AC : D'un côté, on pourrait considérer Johnny comme une structure assez conceptuelle, dans laquelle les statements auraient été remplacés par ce personnage. On est donc amené à partager certaines humeurs, certaines situations. Il ne s'agit pas d'un double psychanalytique, je préfère en parler en terme biologique. Je l'envisage davantage comme un moteur, un cerveau autonome qui me permet de produire des choses. Johnny ne me parvient pas, il n'est pas enfoui en moi et je n'ai pas besoin d'aller creuser quoi que ce soit pour le trouver.
C'est un organe d'appréhension du réel que j'utilise comme procédé plastique pour proposer des objets.



FB : Johnny m'apparaît finalement comme un négatif du « That Person » de Matt Mullican. L'artiste laisse surgir cet autre lorsqu'il est dans une sorte de transe : « That Person » est une manifestation de son inconscient, qui génère ses propres oeuvres, sa propre esthétique.
Il y a cependant un point de jonction entre « That Person » et Johnny. Un intérêt commun pour ce que produit la société de consommation, un penchant sincère, sans ironie, pour les stars de cinéma notamment...



J-AC : Oui, Johnny est une sorte de greffe qui pousse sur le travail, c'est une présence un peu « alien » grâce à laquelle je peux introduire une certaine dimension d'affect. C'est ce qui explique par exemple qu'en regardant Demi Moore, dans Ghost, j'ai eu envie de faire de la céramique. Sans cette scène du film, je n'ai aucune raison d'utiliser ce matériau. Ce rapport au premier degré m'intéresse. Avec Johnny, je peux alterner les stades de fascination et de distanciation. Il n'y a aucune ironie par rapport à Demi Moore, ni pour toutes ces sitcoms, comme Beverly Hills ou Premier Baisers. Ces programmes peuvent paraître légers mais ils m'intéressent dans la façon qu'ils ont de créé un environnement, et j'aime les mettre sur le même plan que l'urbanisme d'une ville. À partir de là, J'ai structuré mon travail en épisode un peu comme ces feuilletons.


 


FB : Au delà de ces références qui constituent la toile de fond de l'univers de Johnny, il semble finalement que tu recherches, dans tes objets, une forme de travail de la matière plus empirique ?



J-AC : L'oeuvre pour moi c'est une sorte de jardinage. J'apprécie le travail de Michel Blazy pour cette raison. Moi aussi, quand je fais quelque chose, il faut que je le regarde pousser, comme le ferait un jardinier avec sa pelouse. Le monde végétal me semble plus intéressant que le monde animal : il est bien plus plastique quand on commence à prendre conscience de sa manière d'exister. Certaines plantes mutent très rapidement pour s'adapter à un milieu, un plant peut avoir naturellement deux type d'ADN différent , un peu comme si 2 individus en constituait 1 seul, un bras viendrait d'un individu, et l'oeil d'un autre. Les oeuvres de Johnny se situent donc entre cette pratique, disons proche de l'agriculture, et un champ de référence plus quotidien, qui a davantage à voir avec le prospectus de supermarché.