Bartomeu Marí
Portrait du réel à travers l'absence
Depuis la fin des années 80, l'oeuvre d'Ignasi Aballí s'est développée autour de deux pratiques apparemment contradictoires, du moins très différentes. La première est l'exploration qu'il commença au tout début de sa carrière artistique sur l'activité minimale, la gestuelle minuscule et la modification imperceptible, une préoccupation qui révèle un anti-formalisme partagé avec d'autres membres de sa génération. Le terme « génération » est utilisé ici pour exprimer l'idée de « communauté », peut-être artificielle, des artistes du Sud de l'Europe, spectateurs de la lutte entre le formalisme (gestuel, matériel) et le conceptualisme. La seconde ligne de pratique qu'Aballí a adoptée est une culture de la fiction comme matériau et comme moyen de localiser son oeuvre. En cela, il a beaucoup en commun avec ceux qui, à la fin des années 80, ont contribué à placer le film et la vidéo sur le devant de la scène. De la peinture à l'objet, de l'objet à sa représentation, du ready-made à la photographie et de la photographie à la fiction ; ce sont vraiment des aller-retour entrepris pour explorer à la fois les origines de la compréhension, qui grandissent à l'orée de la perception, et la nature de la pratique artistique vers la fin du siècle entourée de polémiques sur la mort de l'art, la disparition des critères de beauté, des renouveaux stylistiques et des références. Aballí rejette le confort du style afin d'endosser le rôle douloureux et laborieux du scientifique qui doit inventer l'objet-même de sa science.
Vers la fin des années 80, la scène artistique a sublimé le domaine de la peinture, convertie en un excès d'images, de tendances et de groupements stylistiques pour technique prédominante. Tandis que l'art continuait à être ancré dans les pratiques post-expressionnistes et abstraites qui ont existé depuis si longtemps en Espagne, les peintres allemands et américains ont aidé à transformer l'art en un espace géographique, avec des qualités physiques évidentes. Il s'est transformé en un problème de matière et de forme. À travers l'inertie, la matière et la forme deviennent complémentaires : une forme spécifique est apparue comme correspondant à chaque matière. Plus tard, toutes les autres voies ayant été épuisées, s'est développée l'exploration des limites, à l'image d'un pays ou d'un marqueur géographique. Sur la dernière décennie du siècle passé, une période marquée par l'explosion et la fragmentation de l'art, l'image et ses composantes sont devenues un champ de bataille pratique. La matière et la forme ont cédé la place au discours et à la narration. La contemplation a été remplacée par la compréhension. Le contenu a pris la place de la combinaison formelle, et l'indicible - étant donné qu'il se référait à l'abstrait - est devenu la prononciation et la lecture. Le langage du cinéma, en particulier en format vidéo, a restauré la présence du réalisme photographique et de l'image en mouvement. Soit le vide, soit la fiction. Soit le néant ou l'invention d'une réalité qui pourrait être décrite mais pas identifiée physiquement. Soit l'action muette, imperceptible du temps qui passe et qui, plutôt qu'éroder, construit, plutôt qu'extraire, donne quelque chose, ou l'arrangement d'une architecture narrative afin de le transformer en quelque chose qui explique, en un organisateur de métaphores dans lequel sont mélangés le littéraire et le cinématographique. Il n'y a pas d'acteurs dans la fiction d'Aballí, du moins nous n'en voyons pas sur scène ; il y a cependant des situations, des situations tirées de l'esprit de l'écrivain patient. A la fin des années 80, l'objet, le mot et l'image se sont trouvés au centre de la scène, au coeur du problème, au centre de l'attention et du discours comme jamais ils ne l'avaient été auparavant. L'invention - qui a dominé les photomontages et les collages du début du siècle dernier - a été remplacée par un excès de média : télévision, presse, les médias numériques bourgeonnants. L'âge de l'excès avait des corrélations spécifiques avec une création artistique qui devenait de plus en plus victime du langage publicitaire parasite qui éparpillait ses composantes esthétiques. L'oeuvre d'Aballí de cette époque s'abreuve de l'excès d'images et des discours du moment, semblant chercher un contrepoint, le négatif de cette augmentation quantitative, afin de trouver l'intensité du contenu. Aballí prend comme sienne la maxime moderniste « faire plus avec moins ». Pour contrer le choc ou la surprise de la vision, l'artiste propose de poursuivre la perception qui se prolongerait avec la mémoire. Pour contrer la vitesse, il nous invite à une lecture lente et réfléchie. L'objet, le mot et l'image semblent articuler la totalité de la production artistique d'Ignasi Aballí, de façon simultanée et sans hiérarchie. Mais ils ne sont pas interchangeables : l'un n'est pas l'équivalent de l'autre, les relations entre eux ne sont pas des relations de correspondance, mais de coexistence, de symbiose.
Nous pouvons regarder l'oeuvre d'Aballí en lien avec deux traditions qui se sont greffées l'une à l'autre (ou l'une dans l'autre) sur les deux dernières décennies du siècle dernier : tandis que dans ses premiers travaux, Aballí pratiquait un système pictural, il se tourna rapidement vers les gestes et conditions de production qui le distançaient des problèmes et configurations typiques de l'époque, à partir d'investigation sur les limites, les frontières de la représentation. Intrigué et fasciné par les contradictions inhérentes dans ce qui peut être représenté, Aballí commença à cultiver les oppositions entre réalité et fiction, ou entre hyperréalité et matérialité. Bien que d'apparence neutre, les oeuvres d'Aballí sont en fait imprégnées de contenu acerbe, dérangeant et parfois éminemment critique sur le monde qui nous entoure. D'un côté, nous trouvons des oeuvres dans lesquelles l'artiste disparaît en tant que sujet et laisse l'accumulation de poussière ou l'action corrosive du soleil former les matériaux. De l'autre, nous sommes confrontés par un artiste qui collectionne de manière méticuleuse, inventorie et organise l'information des journaux, rassemblant des images reproduites à l'infini, ou qui rend hommage à l'anonymat des autres, les transformant en créateurs d'images illisibles. Sont tout aussi illisibles, dans Rètol [Panneau d'affichage] (2005), les mots clef que l'artiste présente, de telle manière à ce qu'ils réitèrent la perte de sens créée par des répétitions au sein des sous-dialogues de l'art. Prenant comme point de départ la nature anodine des couleurs dans des catalogues universaux, l'artiste produit Carta de colors (idéologies) (2005), dans laquelle il énumère les connotations idéologiques ou politiques que ces couleurs ont acquises à travers la convention. Ces connotations acquises, subjectives mais acquises avec le temps, semblent « décorer » et domestiquer la réflexion. Elles peuvent aussi susciter des associations très inattendues de sens.
Absent et présent en tant que sujet, Aballí fait le lien dans son travail plus récent entre l'abondance d'images autour de nous et la rareté des sens que nous leur attribuons. La formulation de significations des images semble être un territoire protégé que l'artiste cherche à rendre public et accessible au regardeur à qui, à la fin, l'oeuvre est destinée. Revelacions [Révélations] (2005) est une vidéo réalisée dans un laboratoire dédié au développement photographique rapide, et dans laquelle nous voyons des séries d'images sortant de la machine à développer. La vitesse des cylindres suggère des réflexions sur la production industrielle, sur la nature sérielle des objets produits. « Mécaniquement », la machine développe des images saisies « par les mains et par les yeux » d'individus, qui restent anonymes ici aussi. L'oeuvre n'explore pas les questions d'identité : nous ne savons rien sur les photographes en soi, et cela ne contribuerait en rien à notre compréhension de la pièce. Les images, cependant, nous renvoient à l'histoire de la photographie, une technique chimique, artisanale à ses débuts, qui a évolué depuis, devenue popularisée, universelle, entamant un processus numérique dans lequel il n'y a ni chimie ni développement, ni produits, ni ouvriers, ni machines. Le processus de développement, son industrie, ses machines, le temps requis pour tout produire et traiter, disparaissent tous. Les actions ou conséquences recherchées par l'artiste sont celles qui peuvent laisser des traces, c'est-à-dire qui quittent notre environnement, qui ont une existence, que nous ne pouvons reconnaître que dans le reste. De la même façon, 0-24 h (2005) donne à la machine, en l'occurrence une caméra de surveillance d'un musée, la tâche de nous révéler des actions qui s'y déroulent alors que le lieu est fermé. Nous avons déjà la chance d'être les témoins d'événements qui se passent dans le musée lors de son ouverture au public, mais Aballí ferme le cercle de la perception en produisant un film d'une durée de 16 heures qui nous laisse voir « le versant sombre de la lune » dans ce musée. C'est une définition à travers l'énumération, à travers l'inclusion d'individus (ici, des unités de temps) de son univers ; dans une narration hyperréaliste d'inaction, l'oeuvre condense la perception du spectateur anonyme et celle de l'oeil attentif qui cherche à assurer que rien ne se passe.
Les journaux fournissent la preuve inéluctable du caractère fugace du temps. Tenir un journal quotidien entre nos mains, c'est accumuler des traces de réalité. Le présent reste le temps d'un regard, revenant le lendemain avec une toute nouvelle édition. Calendari [Calendrier] (2005) raconte l'écoulement d'une année entière à travers des photographies publiées chaque jour sur la une d'un journal spécifique. Exposées sans légendes ou identification, comme si elles étaient des chiffres d'un calendrier annuel, ces images fournissent une radiographie du mois, un récit sur les personnalités et événements exceptionnels du jour.
Pendant ce temps, alors que l'intérêt d'Aballí pour l'efficacité du cinéma a déjà été démontré dans des oeuvres telles que Desaparicions [Disparitions] (2002), peut-être l'une de ses pièces les plus poétiques, cet intérêt est confirmé avec deux productions récentes : Sinopsis et Próxima aparición / Próximamente / Coming soon, toutes les deux datant de 2005. L'efficacité du cinéma réside dans la capacité à créer des mondes plausibles, irréels mais crédibles, des mondes en lesquels nous pouvons croire. Sinopsis [Synopsis] utilise une ressource typique de l'art conceptuel des années 70: une combinaison d'images et de textes qui n'illustrent pas et ne s'expliquent pas mutuellement. Cette incohérence est cependant fausse : chaque panneau dans l'oeuvre contient l'image d'un équipement, d'un outil ou d'un instrument dans les lieux où ils sont utilisés lorsqu'un film est en cours de réalisation : l'éclairage, le système de son, les échelles, les trépieds, le câblage, les faux murs... Ce sont les signes d'un travail en cours, d'une activité qui implique de nombreuses personnes avec des rôles différents, des tâches qui sont complémentaires et, par nécessité, orchestrées et chronométrées. Mais les scènes (obscènes) sont vides. C'est la nuit, ou le dimanche, quand le travail a été accompli et que tout le monde est parti, laissant des choses jonchant le sol. Au pied des panneaux, nous pouvons lire des synopsis de films tels qu'ils apparaissent dans les journaux, en anglais et en espagnol. Certains synopsis s'accordent, mais la plupart non. Cela pourrait être n'importe quel film. Nous ne connaissons ni le titre, ni les noms des artistes impliqués. Il n'y a pas de « star-system », pas d'année, pas de nationalité. Les synopsis nous rappellent des scènes, des personnages, des relations ou des événements, mais en réalité ils nous informent aussi sur l'inconnu. Ils essaient de nous donner envie d'aller voir le film en question. Les synopsis sont toujours écrits une fois que le film est prêt pour le visionnage, mais l'oeuvre d'Aballí les met côte-à-côte avec les traces du processus filmique en soi. L'avant et l'après sont rassemblés afin de boucler la boucle qui offre la possibilité d'accéder à une nouvelle fiction, mais qui inclut aussi toutes ces fictions que nous ne verrons jamais - revenant à Desaparicions - ces fictions qui ne sont jamais vraiment devenues réalité.
Cela pourrait former une approximation dans l'oeuvre d'Ignasi Aballí, maintenant le sujet d'une première étude par ces trois instituions européennes, une rétrospective due seulement à une nécessité matérielle, mais qui cherche en substance à questionner. « Interroger », explorer, le travail d'un jeune artiste qui implique aussi deux types d'exercice : une analyse et une invention. Les oeuvres existent, mais sont aussi imaginées, elles sont construites dans un avenir indéterminé. Et bien que de nombreuses oeuvres d'Aballí sont refaites à chaque fois qu'elles sont exposées, elles sont refaites avec leurs matériaux, avec les conditions de perception et d'interprétation qui leur sont toujours associées. D'une certaine manière, cette exposition est une expérience. C'est le résultat de la mise à disposition d'un lieu pour une oeuvre en grande partie basée sur le non-positionnement de l'art, et il est imprégné de l'idée que l'art n'a pas de position naturelle, dont il serait issu et où il est destiné au final ; l'oeuvre doit plutôt être construite dans son propre lieu, elle doit trouver le socle depuis lequel elle doit être vue. Pour cette raison, lors de chacune des présentations qui composent ce projet, préparé conjointement par MACBA, le Museu de Serralves et la Ikon Gallery, la disposition-même de l'exposition subira des contorsions et des formes différentes d'organisation. Cependant, il n'est pas seulement question d'arranger les objets dans les espaces d'exposition ; il s'agit plutôt d'une inversion dans la nature - concernant l'architecture, le temps et la culture - dans chaque espace.